Le docteur Stephan Ceulemans est chef du département de gériatrie au Chirec. Malgré la période très difficile vécue, il en retient un élément positif: c’est la collaboration étroite qui s’est nouée entre les généralistes et les Cliniques. «Cela a été extrêmement important pour faire face à cette vague de virus».
«Au sein du groupe Chirec, nous occupons une place tout à fait particulière de par le profil de nos patients, dont beaucoup sont âgés” rappelle le Docteur Stephan Ceulemans.» Le Covid, qui frappe beaucoup plus les aînés, a donc été beaucoup plus sensible dans notre hôpital. Nous avons eu jusqu’à 60 patients infectés par le virus, pour une trentaine à Delta et une quinzaine à Braine-l’Alleud. Paradoxalement, cette responsabilité particulière a rapidement mené à la décision, prise conjointement avec les urgentistes et intensivistes, de ne pas faire descendre les patients de gériatrie aux soins intensifs, mais de créer des unités Covid au sein de la gériatrie.«Tout en respectant évidemment toutes les mesures de sécurité sanitaire nécessaires, bien entendu» insiste-t-il.
Soignés de préférence «chez eux»
Les Cliniques Ste-Anne St-Remi seront un temps un cluster reconnu de l’infection, notamment à cause du nombre élevé de maisons de repos et de soins dans son interland. «Notre patientèle venait à 60% du domicile et à 40 % des maisons de repos. Celles-ci ont réalisé un travail extraordinaire pour ne pas transférer de manière excessive vers l’hôpital, alors qu’elles auraient pu se ‘débarasser’ aisément de leurs résidents potentiellement infectés et contaminants. En maison de repos comme à l’hôpital, les visites des conjoints et des enfants étaient interdites. Mais tant que la maladie pouvait être soignée hors de l’hôpital, il était préférable que les malades puissent être pris en charge dans un environnement qui leur est familier, qui est leur domicile parfois depuis de longues années », explique le docteur Stephan Ceulemans. «Voyons les choses en face : la mortalité a grimpé jusqu’à 40 %, pour les patients avec une saturation en O2 déficiente, une inflammation majeure et des lésions extensives au scanner thoracique d’admission. Nous avons eu jusqu’à cinq morts en un seul week-end, vous imaginez combien c’est dur à vivre. Et combien cela souligne nos limites…».
Des deuils non résolus
La rapidité des dégradations de certains malades surprend tout le monde et laisse les familles interloquées. «Une dame me dit qu’elle ne comprend pas. Quand son mari est entré à l’hôpital, 5 jours plus tôt, il était bien un peu essoufflé, mais rien ne lui laissait présager que je l’appelle ce jour-là pour lui annoncer le décès de son compagnon, qu’elle n’a pas revu depuis. On explique tout ce qu’on sait, mais comment expliquer l’inexplicable, face à un virus que personne n’a jamais vu avant 2020?». Pour le gériatre, même une longue expérience ne permet pas de faire partager facilement, de manière précise, le lot d’incertitudes qui entourent la prise en charge. «J’ai vécu l’expérience très difficile de devoir annoncer le décès de son mari à une dame âgée, qui ne l’avait plus vu depuis quatre semaines, alors qu’ils étaient sur le point de fêter leur soixante ans de mariage. En temps normal, on voit les gens, on prend tout le temps nécessaire, le médecin doit être un passeur dans le mécanisme de deuil. Les proches veulent des précisions, des détails sur les derniers moments du défunt. Ici, comment faire, par téléphone ? Je suis certain qu’il y aura, dans les mois qui viennent, beaucoup de cas de deuils non résolus». Pourtant, reconnaît le spécialiste, la direction de l’hôpital a rapidement déployé toutes les solutions alternatives, comme des tablettes, whatsapp et skype, ainsi que du support psy. «On a fait ce qu’on a pu dans ce contexte exceptionnel».
Avec la peur dans le regard
«Et nous n’avons transféré aucun patient aux soins intensifs!». On pourrait s’étonner de considérer cela comme une victoire. «Les soins qu’ils y auraient reçu auraient prolongé leur vie au prix de souffrances plus grandes et sans aucun espoir de les voir rétablis. C’aurait été de la futilité thérapeutique. Les médecins traitants l’ont expliqué clairement et franchement aux familles. Les généralistes ont été des partenaires essentiels, il faudra ne pas l’oublier quand tout ceci sera fini».
Stephan Ceulemans n’oubliera pas non plus les longues semaines à devoir soigner sans masques par cause de pénurie, alors qu’il croise plein de gens en rue qui en portent. «Quand on est une jeune maman avec un bébé, il faut avoir du courage pour rentrer dans une chambre soigner un patient Covid. On lit la peur dans le regard de nos infirmières. C’est pour cela que la communication directe et sans mensonges de la direction du Chirec nous a aidés. On ne nous a pas menti, ce qui aurait été prendre le risque de briser l’écheveau de confiance qui faisait que tout le monde est resté à son poste. Ceci dit, on aimerait savoir combien de soignants, en Belgique, n’ont pas survécu, il y a une omerta sur ce chiffre».
Et le syndrome de glissement, dont on a tant parlé? «Je pense que c’est davantage dans les maisons de repos qu’il a frappé. Quand l’isolement, non seulement de leur famille, mais du personnel et des autres résidents, pèse trop. On tombe alors dans une dépression qui peut aller jusqu’au dépérissement. Ils en ont subitement assez, ont pris leur décision. A l’hôpital, par contre, les patients se battent davantage pour survivre. C’est d’ailleurs le plus beau cadeau, pour un médecin, que de voir un patient qui était en mauvaise passe se rétablir jusqu’à pouvoir rentrer dans sa maison de repos, avec des lésions qui régressent et du virus invisible. Ce n’est pas un échantillon représentatif, mais ceux que j’ai revus ne sont pas devenus dépendants à l’oxygène et ont retrouvé une relative qualité de vie et un état fonctionnel parfois inespéré. Mais ne défions pas le sort : il est trop tôt pour dire que tout ira mieux après».